CARNET DE NOTES
EL DUENDE… dans tous ses états
"El duende" et ses différents états de présence sur le plateau, m'a permis de transmettre durant quinze jours, aux éléves de la formation extensions du CDC de Toulouse, une expérience chorégraphique que j'ai mené avec eux dans une zone d'expression non codifiée, libre, sans contours fermés, dans une ouverture libérée du corps; corps qui s'enracine dans l'oeil présent que l'on ouvre écartelé et puissant.
Mot intraduisible en langue française, el Duende témoigne de l’indicible rencontré dans les moments de grâce de l’art flamenco. Sa mystérieuse signification semble indiquer, au-delà des divergences culturelles, une facette de notre expérience habituellement passée sous silence.
C’est en lisant certains textes de Federico García Lorca qu’on peut parvenir à mieux cerner les facettes de cette expérience. García Lorca en témoigne en tant que musicien, qu’il fut pendant ses jeunes années, et en poète.
Le Duende apparaît lorsque l’émotion est à son comble, au cours d’un moment de connivence totale entre le soliste et l’assistance. Il s’observe à travers des manifestations comportementales qui peuvent être spectaculaires et évocatrices de scènes d’envoûtement.
Le Duende n’existe pas sans corps à habiter, mais là où il se déploie plus librement, c’est naturellement dans la musique, la danse ou la poésie déclamée.
Le duende s’incarne dans un corps avant tout relié aux autres et au monde. Ce corps n’a pas la limite de l’enveloppe charnelle anatomique, peut s’étendre au-delà, dans un espace sans contours, dans une zone de turbulences, dans l’entrelacs complexe de sortir de soi et rentrer en soi.
Créer avec soi en oubliant les choses apprises n'est pas chose facile, créer pour les autres en désapprenant ne l'est pas moins.
Entrer dans une écriture chorégraphique où le geste créateur part de son espace intime pour aller vers celui du collectif, n'est pas un exercice aisé. Forcément, ce geste ne peut se réduire à un mouvement ou à un exercice, il est l'acte qui fonde l'art vivant, il en est sa prolongation augmentée, la moelle épinière qui justifie et irrigue notre présence volontaire sur le plateau.
J'ai donc essayé de tenter et convoquer "El duende", de le poser là sur le plateau en présence dans son ouverture à la fois obscure et lumineuse. El duende par, et, à travers l'écriture des corps pulsés dans un mouvement dansé.
El duende secret, souvent inconnu de lui même, a propulsé mes Éléves-danseurs dans l’errance, la perte, le vide de soi, sidéral. Un vertige moqueur, sombre, sulfureux, bienheureux qui fait peur, lumineux, qui ravive le besoin de recommencer, de le revivre dans l’incertitude; le doute d’y revenir.
Et comme l’écrit Garcia Lorca, « pour [le] chercher, il ne faut ni carte, ni ascèse.[…] Il rejette toute la douce géométrie apprise […] ».
El duende n’existe pas sans un corps à habiter. Ce corps investie nous a offert des présences par moment uniques, des sonorités obscures enchanteresques.
El duende s’incarne dans un corps avant tout relié aux autres et au monde. Ce corps n’a pas les limites de l’enveloppe charnelle anatomique, n’a pas de contours déterminés et peut s’étendre bien au delà, dans un espace sans contours, dans une zone de turbulence réciproque, zone du passage d’un intérieur vers un extérieur et d’un extérieur vers un intérieur, dans l'entrelacs complexe de sortir de soi et de rentrer en soi.
La façon qu’a le duende d’apparaître est un mystère, et, de façon tout à fait ponctuelle, il se perçoit non pas comme une chose, mais comme une forme en mouvement de nature à bouleverser certaines de nos idées préconçues sur la danse.
Si l’on est attentif à son surgissement, on s’aperçoit qu’il est à la fois « dans » le danseur et « en dehors » de lui, dans le public. Dans une « zone » qui sépare et qui relie l'espace intime au collectif et vice-versa, à la façon de l'air qui enveloppe, circule et se transforme autour, entre et en nous. Une présence dans l'intervalle de ce qui nous sépare de l'autre, l’intervalle des choses, les marges, l’ailleurs possible.
Cette chose qui se loge dans les marges, et qui nous échappe, se déploie étrangement dans l’étrangeté du cercle, du puit, du trou, de l’arène, au centre duquel pourrait se trouver « el duende » déraciné en son noyau extravaguant.
C'est un mystère, une indication, un conduit, un chemin ou une piste à emprunter, nous nous y sommes engouffrés.
Ce mystère du « duende », en y revenant sans cesse, s’affine en son sein et nous entraîne suave vers une coulée de ravissement.
Il nous fuit non pas par l’oubli mais par la perte du savoir faire qu’il abandonne derrière lui comme une traînée de poudre, et, simultanément, entreprend une reprise en main harmonieuse des « chispas » (étincelles) qu’il projette et propage dans l’arrière salle de nos sentiments.
« El duende » s’évade et laisse ainsi sa peine et son fardeau errer dans la nuit, sans but, sans bornes, sans fin…
À peine effleuré, et qui, déjà, se retourne et s’éloigne dans notre dos, proche du cœur, l’âme tout entière acquise.
Ces "chispas", nous en avons vues apparaître quelques unes durant nos états de présence sur la plateau.
Mes danseurs en ont déclenchées certaines, qui ont embrasées l’étoffe commune du corps et du monde jetée en pâture dans un puit cerclé par leurs regards insolant.
En référence au Chien Andalou de Buñuel, écrit pour l'occasion :
"Le puit de l'œil qui tire sa révérence, seul, béant, aveugle dans sa nudité tailladée par un subtil coup affûté de rasoir, prodigué par Buñuel lui même. Fine lame prodige ouvrant sur un fluide état d'écartement. S'écarter et jaillir autrement. L'œil se vide de ce qu'il a vu, "el duende" peut enfin surgir, il devient alors lumière".
Alexandre Fernandez