Trilogie pour un geste de survie (suite)
Comment accède-t-on à cette capacité de « s'oublier soi-même » comme dit l'intéressé, pour mieux « se souvenir de soi » ? C'est encore dans la conjonction de certaines caractéristiques sociales, et en particulier dans la relation, fort peu commune en cette région de très forte et très ancienne émigration vers la France, que la famille de Abbas entretient avec le fait d'émigrer, qu'il faut rechercher le principe du désenchantement profond qui incite au retour sur soi. Les conditions de ce jour, pour pouvoir être supportées, incitent à reporter le regard sur le cheminement qui y a conduit, depuis le fameux « premier jour », lieu de la « malédiction » initiale, et à en reconstituer la genèse sociale et à en donner une manière d'explication ; mais à l'inverse, les conditions d'hier, qu'on se plaît à rappeler, portent à adopter sur la situation d'aujourd'hui le point de vue critique qui est annonciateur de la lucidité des propos sur sa trajectoire personnelle (qui est aussi une trajectoire collective) et, surtout, de l'effet de libération que produit le travail d'auto-analyse et d'aveu de soi à soi-même. Aveu de l'état de crise, auquel a abouti cette « génération » d'immigrés dont on ne peut déjà parler qu'au passé. « Plus rien n'est aujourd'hui comme on pensait ». Cette « génération » vit dramatiquement la rupture radicale avec l'état antérieur, qui n'est pas si lointain, et que l'éveilleur des consciences qu'est Abbas, qualifie rétrospectivement « d'état de sommeil » (« nous étions endormis »), « d'état d'engourdissement ». Conscient de tout ce qui le sépare du commun des immigrés, ses contemporains, dont iI partage par ailleurs - il insiste sur cette communauté de destin - toute la trajectoire et toutes les conditions de vie, il les appelle à plus de vigilance ; il les invite à une manière « d'éveil» (fayaq). Croyant avoir maîtrisé sa situation et assumé sa "vérité", il aimerait que tous partagent la « vérité » qu'il leur propose et que tous travaillent à produire leur « vérité », à en finir avec tous les masques et toutes les dissimulations que l'immigration exige de tous pour pouvoir être acceptée. L'exercice n'est pas facile, c'est une épreuve extrêmement douloureuse, même si tous savent que cette révision déchirante est la condition de leur survie, de leur résistance à l'anéantissement qui les menace du fait des changements qui se produisent dans leurs conditions de vie et surtout dans la représentation qu'ils se sont habitués à donner d'eux-mêmes et de leur état d'immigrés. Abbas se sent en quelque sorte prédestiné à ce rôle d'éveilleur des consciences. il a un sentiment très aristocratique de sa distinction qui l'incline à une certaine commisération (« ils sont à plaindre », « il faut leur ouvrir les yeux (...), mais ils refusent ») à l'égard des autres qui se refusent à l'espèce d'ascèse qu'il leur propose non seulement par ses actes mais aussi et surtout par ses paroles. Tout son entourage, jusque dans sa propre famille, le regarde comme une exception et éprouve à son égard à la fois l'admiration, le respect et la fascination, et aussi l'agacement et l'irritation, que suscite toute exception. Consulté par tous, les proches et les moins proches, entouré souvent d'une nombreuse assistance qui vient l'écouter (on l'appelle cheikh, c'est un sage), il s'est fait une réputation de « solitaire » et il se replie presque ostentatoirement, même au sein de sa famille, dans un « isolement » à la fois feint et réel que l'inactivité n'a fait que renforcer.
Homme de vérité et de droiture, on le craint pour la sévérité de ses jugements et si on lui sait gré d'énoncer les vérités, on lui en veut souvent de le faire. C'est le cas, notamment, chaque fois qu'on aborde la question de la situation des enfants, occasion d'apercevoir de la manière la plus évidente la crise qui est intensément vécue par toutes les familles immigrées, et qui se traduit ici par la rupture entre la génération des parents et la génération des enfants, produite dans des conditions sociales et culturelles tout à fait différentes. Que le sage, à qui il arrive d'être aussi un prophète de malheur, proclame que l'émigration fut une « erreur », que tout le monde s'est trompé en cette circonstance, passe encore. Mais qu'il annonce que l'immigration des familles - la sienne en premier lieu - est une trahison, un reniement; une apostasie (au sens religieux du terme) et qu'elle a eu pour conséquence une totale reconversion qui fait que, comme il aime à le répéter, « au lieu de travailler pour (leur) prospérité, les immigrés (en famille) travaillent en réalité pour la postérité des autres », c'est là une énonciation qui est très difficile à supporter, car elle est en même temps une dénonciation.
Abdelmalek Sayad La malédiction tirée de La misère du monde, sous la direction de Pierre BOURDIEU, Paris, Seuil, 1993.